Khadija, un chapitre en Français. La Montagne noire d’Aden.

traduzione di Miriam Tanant

Des pierres sépulcrales fines comme des obélisques s’allongeaient pour griffer les nuages les plus bas. Le cimetière remplissait la vallée d’une crainte et d’une légère mélancolie osseuse. D’une beauté désolée, la vallée ne possédait rien devant mes yeux si ce n’est l’immensité et la solitude dans laquelle ces sépulcres dormaient d’un sommeil à la fois obscur et lumineux. La mort et la vie se mélangeaient avec une hardiesse qui me procurait des frissons de plaisir. J’étais allé là-bas pour décider comment continuer mon voyage. Je m’étais enfui de l’obscur rocher d’Aden et j’avais laissé derrière moi les casernes des anglais qui s’érigeaient sur le volcan lunaire, lunaires elles-aussi dans leur rigueur blanche. J’avais piétiné les nattes sur lesquelles on avait mis à sécher les feuilles de tabac, en chassant l’odeur d’ammoniaque des excréments et le souvenir du sang des moutons égorgés dans la pénombre des enclos. J’emportais en moi le goût du café trop sucré servi dans des cafetières en cuivre étamé. J’avais atteint l’eau des citernes antiques et déjà éprouvé la nostalgie du marché, du parfum des narguilés et du bruit des grains de café sur les claies. Comme un voyageur malheureux, j’avais caressé les grottes de lave et les rangées de chauves-souris endormies. Les vautours, en piquant les roches de leurs pattes, avaient scruté mes déplacements : présences inquiètes dans cette terre sonore. Le muezzin ne lui laissait aucun répis. J’avais abandonné la plage de coquillages et de squelettes de poissons apportés par la mousson sur la côte, las de mes explorations désolées et de la poussière des arêtes sur laquelle je marchais. Une poignée de cabanes entourées par une haute enceinte épineuse gardait les pierres du cimetière qui s’étaient emparées de la vallée et lui avaient imposé une béatitude muette. Le soleil desséchait les pierres de ces tombes et en soutirait la patience et le sommeil, en les répandant loin sur les rochers d’Aden et sur l’écume de la mer. Dans le grand port entre Steamer Point et Ma’ala Road, au couchant, après le déclin du soleil, les ombres devenaient plus nombreuses et s’allongeaient à perte de vue comme des stèles grandies au fond d’un gouffre, où l’obscurité aurait créé un tourbillonnement d’inquiétudes précoces. Les arabes se reposaient et avec des gestes paresseux, donnaient à manger aux chameaux agenouillés les feuilles arrachées aux branchages. Et leurs mâchoires trituraient avec force le temps en le laissant glisser dans un bruissement crépitant. J’étais arrivé par mer comme un blanc perdu dans l’inexorabilité du bleu et d’un crime presque subi. Le sang de mon ami gisait au fond de ma conscience et je ne parvenais pas à l’effacer ou à lui donner une dimension acceptable. Je convoitais la patience de cette terre et le sommeil dans lequel elle semblait être possédée, à peine déchiré par les voix des gamins à la peau noire lustrée par les rayons du soleil qui couraient dans l’écume de la mer. Au milieu des papayes, des oranges, des mandarines, des citrons et des grenades. Pendant des banquets à l’extérieur visités par des vautours qui plongeaient pour emporter des os destinés aux chiens. J’avais débarqué dans le golfe d’Aden après un voyage d’une vingtaine de jours. Des foules de somaliens luisants et hurlant dansaient autour des coques et se perdaient dans la lumière comme des papillons inquiets brûlant de sueur. Ils grimpaient sur le bateau en serrant le bout d’une corde entre les dents et en accrochant leurs doigts de pied aux anneaux de l’ancre. Le cratère d’Aden avait rempli son cône fendu de toute l’obscurité de la nuit et la maintenait face à un soleil qui aurait effrayé n’importe quel héros humain. La noirceur de cette montagne attendait l’arrivée de la nuit qui allait tomber comme un rapace pour attraper avec son bec crochu toute légèreté. Mais le soleil était encore haut et ce jour me liait à la respiration douce des âmes du cimetière qui avaient surpris mes pas, en me parlant de la solitude et de la monstruosité de l’Afrique. Un seul homme avançait dans la plaine à grands pas comme la vie, gardien de ces tombes, les jambes maigres, tordues et noires, une courte tunique tendue derrière lui. Il s’appuyait à un bâton qui le dépassait. En se penchant vers le néant, il marquait le cours obscur de la vie. A Aden, j’avais été accueilli par la saveur magnifique de l’Orient, mélange de beurre rance poivré et d’encens. Et par la dureté de ce tronçon de pyramide violacé aux pieds duquel s’agitaient des noirs, des arabes, des anglais. Et depuis quelques jours moi aussi, abandonné aux bons soins de ma sœur Ottavia. A côté du navire, qui m’avait déposé là-bas, des poissons volants frétillaient sur la mer et volaient mon âme dans un jeu de reflets irisés veinés d’argent. La pulsation magnétique de la vie me ramenait vers les voix de mon enfance quand je les entendais vibrer dans la cuisine, tandis que, concentré, je pensais et j’étudiais. Le navire se laissait embrasser par une mer qui avait des secousses étirées d’animal engourdi. Mon regard glissait au-delà des courbes de la mer, vers le port, où le débarquement était imminent. Sous une cascade inexorable de soleil, un fleuve de moutons se déroulait le long des flancs du volcan, en repoussant les grosses têtes noires et rousses vers le quai et en agitant des queues tronquées et courtes. Sous la jetée les squales jouaient avec les étrangers. La gueule caressée par Allah, pour enseigner aux étrangers qu’ici tout se dédoublait et n’était déchiffrable qu’au cours des longues nuits humides, quand le sommeil domptait tous les cauchemars. Les requins se balançaient comme des chats au soleil, les ventres à l’air, en se moquant de la violence caniculaire. Le jour de mon arrivée quatre femmes sous une ombrelle délicatement dessinée comme miniature, agrémentée de volants, les têtes penchées l’une sur l’autre, offraient des sourires et des pensées au même vent qui avait caressé la plaine du cimetière. Les cheveux noués et gonflés sous quatre chapeaux de paille fleuris et exubérants, repus d’Occident et de beauté. Les tailles minces et la poitrine serrée, leurs jupes caressaient la terre. Tandis que deux gamines exhibaient des genoux encore maigres et des cols marins démesurés, les dames soulevaient au soleil le voile de la malice, en souriant. Au photographe pour un souvenir, à la mer pour la séduire, au ciel parce que leur beauté s’était déjà perdue dans le mystère de la solitude africaine ? Ou pour nous faire des clins d’œil à nous qui étions en train d’accoster ? Leur manière gracieuse de stationner sur la jetée se peignit contre le volcan pour dessiner l’écart entre ce que je venais de laisser et ce que j’allais découvrir. C’était l’heure où la lumière devenait rouge et passait du froid à plus de chaleur en faisant vibrer l’âme comme une trompette folle. Plus tard, j’allais apprendre que c’était l’heure où l’on pouvait ramasser des morceaux de lave et des pierres plates emprisonnant des fossiles sans se brûler les doigts. La journée à Aden était une célébration sacrée à la lumière et son cratère, une urne précipitée dans un azur sans fin. Et les salines qui s’étendaient à ses pieds semblaient les vêtements oubliés d’une déesse tombée à la mer, inoubliable dans sa nudité. Les sels se cristallisaient dans des yeux aveuglés par trop de soleil. Le trafic du port et le bruissement de la rue, qui s’insinuait entre les deux volcans, suffisaient à rétablir une vie plus profane. Les vaches dans les sureaux et le foin épars. Les tonneaux d’eau traînés par des chameaux guidés par des enfants. J’avais laissé derrière moi le canal de Suez et la mer Rouge. Mais le souvenir du duel et de la mort de mon ami me suivait comme une réalité recrachée par le cône obscur des deux volcans. Devant le cimetière abandonné dans la plaine, je revivais tout ce qui était arrivé sous l’implacabilité du soleil qui naît et meurt sans trêve dix, cent, mille fois jusqu’à ne plus compter pour ne pas devenir fou. Aube de sang Le brouillard enrobait la base des monuments et en dévorait la matérialité. Il les maintenait sans leur blancheur comme si au lieu d’être sur la terre, ils étaient descendus du ciel. Je regardais la tour et le baptistère en craignant de les voir disparaître, absorbés par une autre blancheur. Le brouillard et ce duel pouvaient arracher le fil de la vie, ne plus en laisser aucune trace. Les narines dilatées absorbaient l’air frais avant de me rapporter la saveur du vin. Nous buvions et nous parlions, un verre après l’autre et le temps passait imperceptiblement, jusqu’à ce que dans le bruit assourdissant de la boite, mon ami m’avait crié quelque chose contre l’Afrique et tous les noirs du monde. Il avait hurlé des phrases tronquées par le vin, par l’allégresse et la chaleur qui rendaient violet son visage et son cou et injectait ses yeux de sang. Eugenio était le plus brillant de mes camarades de classe : il était mince, grand, avait de courtes moustaches et les lèvres fines. Un nez crochu et les yeux fuyants. « Nous les tuerons tous, en les embrochant », avait-il dit en brandissant sa fourchette pointée vers moi. Cette phrase fit bouillir quelque chose en moi ; peut-être le souvenir de ma sœur, perdue là-bas, sur ces côtes asséchées par la chaleur. Le brouillard du matin revint effacer mon souvenir, en chassant l’odeur du vin. Je pensai à la gifle que je lui avais flanquée avec mon gant. Violente et impulsive, au-delà de mes intentions. « Tu m’en rendras raison » avait dit Eugenio en renversant sa chaise dans un accès de colère. Il avait mis son manteau et était sorti précipitamment. Sous les murs du cimetière Eugène m’attendait. Le cimetière était élégant et précieux comme un camée dans cette place blanche comme la vie du matin. J’avais pensé à ma sœur et en un éclair l’Afrique et l’Arabie mystérieuses avaient étincelé devant mes yeux, comme des maîtresses choisies par le destin. Ma sœur était partie un an plus tôt avec son mari. Elle écrivait depuis Aden des lettres d’une nostalgie déchirante, mais entre les lignes, elle laissait deviner des éclairs de soleil de sable et d’espaces inconnus. Des visages et des âmes qu’elle n’avait jamais connus. Elle semblait agrippée à ses aises comme dans une tempête, dans un pays où tout était primitif. Mais elle m’avait aussi écrit : « Viens vite me trouver, je te ferai connaître une terre qui vibre d’une musique que tu n’as jamais entendue ». La pensée de ma sœur m’a envahi comme une vague de pleine mer. Ottavia, ma sœur tant aimée, Ottavia, petite, qui riait, Ottavia aux longues tresses longues et noires, Ottavia qui faisait la ronde, Ottavia qui m’embrassait la nuque et me joignait les mains pour me faire rester tranquille, Ottavia qui se penchait et me baisait sur la bouche, en me laissant un parfum de lait et de savon. Ottavia, épouse lointaine qui écrivait de longues lettres, Ottavia, à la peau blanche au milieu de tous ces noirs. Ottavia sous le soleil avec ses petits chapeaux français. Ottavia triste au milieu des malles pour Aden. J’étais entré dans l’obscurité du cimetière. Le soleil pénétrait difficilement par les hautes arcades effilées, en ouvrant une blessure de lumière dans le sol, de sorte que les statues et les pierres tombales reculèrent dans l’ombre, effrayées par mon avancée. Ici régnaient encore le calme et le froid de la nuit. Je connaissais cet endroit pour y être entré d’autres fois avec une curiosité assurée. Maintenant, j’allais en quête d’une suspension de ma peine, car je ne voulais pas continuer vers le lieu du duel. J’avais levé les yeux et j’avais presque glissé et j’avais été précipité dans le Triomphe de la Mort. Le rocher, qui montait en dominant la scène, fut devant moi comme une pente trop ardue, rompue par le précipice aux pieds duquel s’amoncelaient les cadavres. Des statuettes grotesques collées par le peintre à la fin de ce dessin descendu sur un ciel de parchemin qui invoquait la mort. Dans le tableau du Jugement dernier, j’ai vu le Christ qui ne s’adressait qu’aux damnés. Le Christ aurait-il eu pitié ? Et si, après le duel, il allait m’abandonner à cette vulgaire bagarre entre anges et démons, saisi par des ongles, des crocs, des crochets, dans la foule des damnés ? Mais il n’y avait pas que des damnés dans cette fresque de pauvre vie terrestre. Quel rôle jouaient dans ce Triomphe de la Mort, les jeunes gens sur de splendides montures, suivis de fauconniers, de pages, de chasseurs qui s’éloignaient et d’estropiés qui invoquaient la mort comme un privilège ? La mort était proche et respirait à côté de moi, patiente. La peur m’agrippait et me serrait le bras au point de le rendre douloureux. Je compris alors pourquoi j’étais entré dans le cimetière. Je voulais comprendre si j’aurais ou non la force de la rencontrer. Les tombes me donneraient la réponse et le courage. Dans l’agitation du jugement dernier, dans les visages implorants, les yeux glacés qui ne voyaient que la mort, les plaques de marbre s’ouvraient et laissaient s’échapper des effluves qui adoucissaient l’air. Des salives vertes et coulantes débordaient des pierres tailladées et blessées. Un bruit sec et les couvertures des tombes se refermèrent charitablement. Le cimetière se tut et retrouva son jeu paisible d’ombres et de lumières. Il était temps de s’en aller. J’ai longé les murs dans l’angoisse d’arriver sur le lieu du rendez-vous. Les ombres de mon ami et des témoins trouèrent le brouillard. Mes pas devinrent plus lents et mon corps plus lourd. Ce défi pouvait disparaître dans la brume absorbée par la chaleur du matin. Et tandis que je ne voyais pas distinctement le visage de mon ami, j’en revis les yeux rouges de colère, j’en sentis l’haleine chargée de vin. Et tout le froid du matin tomba sur mes épaules. J’avais tant ralenti mon allure que je n’avais même pas eu l’impression d’avoir bougé sur ce tapis d’herbe mouillée. J’avais senti à nouveau mon corps devenir vigoureux, mais pour quelques secondes, parce que j’étais mort dans la blancheur suspendue d’une sépulture qui brillait sous les rayons du soleil levant. Mon sang s’était remis à battre vite et m’avait poussé vers toute la vie que mon esprit pouvait contenir. Je me perdis dans une terre de soleil à la pensée que j’allais vivre, revoir Ottavia et les gens couleur d’ébène. Le visage de mon ami trouait le brouillard avec une pâleur de cadavre. L’obscurité s’empara de mon esprit et je ne me souvins des événements que des mois plus tard. J’avais levé le bras et visé. Du rouge avait maculé le brouillard. Et mon ami était tombé. J’avais jeté mon révolver et j’avais couru en hurlant son nom pour effacer la mort qui était arrivée. Le visage d’Eugenio avait les lèvres tendues sur ses dents encore serrées dans l’effort de tirer le premier. Le sang se répandait sur sa chemise blanche. J’avais hurlé jusqu’à perdre la voix. Il n’y avait plus de sang dans mes veines. Je fixais le plafond de ma chambre et mes pensées s’étaient engourdies, pris dans une farandole obsédante. Mon meilleur ami était mort. Je voyais devant moi la tache rouge sur sa chemise et ma main figée sur le révolver. Je me disais que ce n’était pas moi. J’étais incapable de tuer. Ottavia accourait pour me secourir et son visage apaisait mon angoisse. J’étais comme un enfant, un pied au bord du gouffre. Je retrouvais en elle le calme où reposer mes membres épuisés et j’étais bercé par cette paix, en offrant à Ottavia chacun de mes chagrins. Elle effaçait toute peur et même la réalité de ce duel qui avait eu lieu à l’aube, à deux pas des tombes antiques du cimetière de Pise. Je me laissais transporter dans son Pays couleur orcre et lentement mon corps froid renaissait à la chaleur de cette étreinte pourtant imaginaire. Ottavia, Ottavia. Chère sœur bien aimée. « Nous t’habillons et t’accompagnons au port de Livourne. Il y a un bateau qui part demain matin pour Aden. » J’ai voulu parler mais aucun souffle n’est sorti de ma bouche. Le visage d’Ottavia fut effacé par la frénésie de mes amis qui voulaient m’éviter la prison. La réalité m’imposait des règles et une organisation que je n’avais jamais été capable d’assumer. Mes amis me mirent ma veste et lacèrent mes pantalons. Aujourd’hui encore je ne me souviens ni de leur identité ni de leur nombre. Je voyais des visages rouges et anxieux, des lèvres tendues et des yeux décidés. Ils dansaient autour de moi comme des anges, comme des démons patients, dans une pagaille de mains qui s’acharnaient sur mon corps pour le remettre debout. Je suis monté dans la voiture et j’ai perçu le claquement du fouet et le bruit des sabots sur le bitume. La nuit fut salie par ces bruits violents, alors que j’aurais voulu dormir, abandonner ma tête en arrière dans le sommeil, sans rien sentir, mais mes amis m’en empêchaient en me frappant le visage pour me garder éveillé. Je revoyais comme en rêve leurs mains jeter dans ma besace les photos que j’avais sur ma table. Et je me sentis à nouveau glisser dans les bras d’une paix retrouvée. Aden, Aden ! Qu’allais-je faire dans ce désert de roches brunes ? Le désir de revoir ma sœur était en train de se concrétiser avec une brutalité que ne n’aurais jamais imaginée. « Descends, descends ! Nous devons parler au capitaine ». Je suis monté sur la passerelle du navire en trébuchant, toujours soutenu par eux. Le bateau à vapeur Scilla me faisait peur. Toute sa ferraille bleu-noir pesait dans la nuit comme un rocher qui n’avait pas de place. Ses cheminées fumaient, insistantes et impatientes de partir. Sans les deux mâts qui me rappelaient les voiles du port, je me serais libéré de leurs mains rassurantes et j’aurais fuit. Je me serais jeté à l’eau, dans cette mer sans lumière. L’odeur du sel me réveilla les poumons et je me mis à tousser, tandis que mes mains en sueur glissaient sur les minuscules grains de sel sur le parapet humide. Dans l’obscurité qui dévorait mon esprit, s’illuminèrent des phrases solitaires, perdues. « Oui, capitaine. Je connais la famille. Sur ce navire j’ai d’autres passagers qui vont à Aden pour une expédition… » J’ai été incapable de comprendre ces paroles saisies dans l’air froid qui soufflait sur le pont. Aden fit écho dans mon esprit confus et y ouvrit une trouée d’espoir. Au-delà de l’atroce cauchemar du duel et de cette mort à laquelle je ne voulais pas croire. Au-delà de l’enfer, Aden m’ouvrit les portes du mot fin. « Aden » écrivait ma sœur dans l’une de ses premières lettres « s’étend sur une péninsule volcanique laide et aride, un rocher plongé dans le bleu que les grandes marées de l’océan Indien transforment dans une île frappée par un soleil tropical qui brûle et assombrit tout. Pendant la journée, les pierres sont desséchées par le soleil et au couchant, elles deviennent tellement humides que, parfois, je pense qu’elles ont absorbé la vie et les humeurs des corps des êtres humains qui s’agitent sous le port. Des juifs, des grecs, des perses, des arabes, des noirs… » « Ma sœur m’attend », ai-je articulé brusquement à cette assemblée d’amis qui conspirait pour me sauver. Ils se retournèrent comme si un mort avait parlé, en interrompant leur conciliabule et me regardèrent surpris. J’avais dérangé leur réalité. Le temps s’arrêta pendant quelques secondes en s’abandonnant au roulement du navire. C’est ainsi que commença mon voyage de passager agrégé à une expédition géographique. Coupable de l’un des pires crimes, le meurtre d’un ami. J’ai dormi en rêvant toute la nuit que j’étais secoué et que je passais de main en main comme un chiffon. Ce rêve n’était que le salut prolongé, sans fin, des amis, dont je me souvins confusément. Ma mémoire n’avait imprimé que les mains dans leur agitation continue autour de mon être perdu dans le fin de quelque chose. Quand on frappa à la porte de la cabine, je me réveillai en sursaut. Ma veste humide de sueur s’était refroidie et me collait à la peau, en me donnant un sens de lourdeur et de malaise. J’ai hurlé « Qui est là ? » en tirant de mon corps un reste de force physique avant de retomber épuisé sur le lit. « Filippi, le mousse. » Je ne répondis pas tant j’étais prisonnier du matelas qui sous mon poids avait formé comme une fosse. La même histoire se répéta après je ne sais combien de temps. « Qui est-ce ? » ai-je hurlé, cette fois-ci avec un peu de force en plus. « Berbes l’interprète ». « L’interprète ? ». Le désarroi m’abattit à nouveau sur l’oreiller glacé. « Je parle italien, français et arabe », dit l’homme avec bienveillance. « Tu veux parler en quelle langue ? » « Je ne veux pas parler », pensai-je. « Je viens de la fin du monde », Berbes riait, en me faisant entendre pour la première fois la manière dont parlaient les arabes. J’ai tourné la tête vers la lumière et le hublot me renvoya la fin du monde encadrée par du fer et du sel. Un ciel bleu cobalt peignait la moitié du hublot et dans l’autre moitié des vagues noires s’élevaient pour saisir l’air. « C’est le ciel qui nous montre la voie ». Je ne sais si Berbes le dit mais je veux penser que ce fut de lui que vint la phrase qui me ramena à la vie. Le ciel m’indiqua la mer. Je vis les vagues devenir hautes et compactes comme des murs d’eau ridés de blanc et dominer ma couchette. J’ai reculé épouvanté dans la crainte d’être renversé par cette masse de matière. Puis je sentis que le bateau naviguait victorieux en s’enfilant dans les vagues comme dans le chas d’une aiguille, en tirant le long fil de sa ferraille dans l’étendue bleue. Nous avons voyagé sans disparaître au milieu des flots hauts et triomphants, même embellis par la décoration blanche des vols de goélands concentrés au sommet, semblables à de petits nuages. « Je suis le commandant Morelli ». A ces mots, j’ouvris les yeux et je vis que la nuit était tombée, mais cette fois je l’avais enfin chassée loin de moi. J’avais retrouvé mes forces et ainsi je ne fis aucun effort pour me lever et aller ouvrir. Je serrai avec vigueur la main de cet homme qui était en train de me sauver. « Je vois que vous êtes revenu parmi nous. » Il avait un regard sévère, estampillé dans un visage carré où deux grands yeux noirs brillaient de curiosité. Il me tendait un papier. C’était mon passeport. « Je vous rends une chose qui vous appartient. Il vaut mieux que ce soit vous qui l’ayez. » J’ouvris le papier et dans mon passeport, je trouvai aussi celui de mon père. Mes mains se mirent à trembler, tandis que je lisais les mots du gouvernement de Livourne et de son Altesse, le Grand Duc de Toscane. « Au nom de son Altesse impériale et royale Léopold II, à Nicola Caterini, 39 ans, négociant, est accordé un laissez-passer pour Londres, Les Etats Sardes, la France, la Belgique, la Suisse et l’Autriche. Je me suis souvenu de mon père encore jeune, sur la photo que je contemplais enfant, en fixant mon attention sur sa veste aux manches bouffantes, sur son haut de forme et sa canne entre ses mains. Je veux moi aussi un chapeau comme celui-ci » disais-je à ma mère et on me l’offrit dès que j’eus fêté mes douze ans, avec une magnifique chaîne en or à gros anneaux que je mettais à travers ma boutonnière, complétant mon élégance avec un nœud papillon. Je lissais avec orgueil le tissu en cachemire, convaincu ainsi d’être déjà grand. Au milieu des explorateurs J’avais donc embarqué sur ce navire comme passager clandestin, à la suite d’une expédition, d’étudiant modèle à assassin de mon meilleur ami. Pour un jeu, pour un défi sans importance. « Sur ce navire voyage un explorateur éminent. La société d’Exploration commerciale de Milan lui fournit les moyens et une assistance morale et psychologique. Avec lui, il y a d’autres personnages aventureux. Ils se rendent dans la ville d’Harar : ils suivront la piste caravanière des esclaves et risqueront leur vie. Naturellement cela leur fait honneur. ». Le capitaine Morelli se tut et sortit sa pipe de sa poche. Je continuais à retourner mon passeport dans mes mains. J’étais si agité que je ne sus rien faire d’autre que murmurer un merci à mi-voix. « Vous irez chez votre sœur, madame Ottavia ; que nous savons être bien intégrée à Aden, femme de notre consul, au Yemen ». Ottavia toute jeune souriait dans un tableau accroché au dessus du canapé à la maison. Elle avait une frange et ses cheveux noirs étaient noués, portait une robe blanche et un éventail, une rouche monacale descendait de son cou à ses pieds et lui conférait une grâce d’adolescente. Elle n’était pas habillée ainsi quand elle était partie. Elle avait une robe près du corps et fermaient ses bagages avec nervosité. Le capitaine se remit à parler : « Des amis ont avisé votre sœur par télégraphe. Nous espérons qu’elle puisse venir vous accueillir au port. Avant que vous ne descendiez du navire, nous ferons en sorte d’aviser les Anglais d’Aden afin qu’ils vous escortent jusqu’à la maison. » Une dureté soudaine s’était accrue dans les paroles du capitaine, comme un besoin urgent de s’imposer, peut-être pour m’éviter de faire quelque chose d’irréfléchi. Devant moi s’agitèrent joyeusement les larges bords de l’un des chapeaux préférés d’Ottavia, où trônait un petit oiseau empaillé, qui ne voulait pas se plier dans la malle comme s’il avait dû finir ses jours dans une prison. Je revoyais les ourlets des robes qui s’échappaient de tous les côtés, j’entendais encore le bruit du couvercle en bois laqué en vert et les traces blanches avec l’inscription Aden. Et ma jalousie et la peur de la perdre. Ottavia pleurait et riait, en disant à ma mère : « Je n’aurai pas besoin des bijoux. » Le jour du mariage, elle était toute en dentelles et satin blanc. Elle portait de très longs gants A travers la transparence des dentelles, on apercevait ses épaules. Le corset la moulait comme une cuirasse en acier. La jupe ressemblait à un nuage sans contours et les dentelles semblaient sur le point d’être emportées par le vent. « A Aden, je me libérerais des soies et des dentelles » disait-elle en pressant sur le couvercle de sa malle, tandis que ses chaussures pointaient sous sa jupe évasée. Elle poussait avec force une gracieuse ombrelle qui ne voulait pas trouver sa place dans la marée montante des tissus. « Adieu voilettes, je ne prends que des chapeaux pour me protéger du soleil, et si je ne peux pas m’en passer, mon ombrelle de voiture rouge à carreaux blancs » hurlait-elle à la femme de chambre pour se donner du courage et cacher sa crainte de partir. « Nous servirons le dîner dans une heure. Je vous attends dans la salle à manger de la première classe. » Le capitaine s’insérait dans mes pensées comme une hachette et sans le vouloir, il arrivait juste quand mes amis s’apprêtaient à partir. « Au revoir » et je leur ai serré la main chaleureusement. « Mon cher petit frère adoré, combien me manquent nos conversations. Ici j’ai découvert ce qu’est la vie au soleil, même si tout est plongé dans une saleté intolérable. J’ai finalement réussi à jeter les dentelles, les gants longs et la tournure, à raccourcir le dos des jupes. Maintenant je n’ai plus de traîne. Les chameaux n’aiment pas les dames de la haute société. ».Ottavia écrivait de longues lettres sur du papier chiffré O.C., pleines de petits dessins de chameaux, de sable, de mer, de coquillages. » Quand mon beau papier sera terminé, que ferais-je ? Ici il n’y a que celui d’Alfred ; mais je ne l’aime pas. Notre voiture est un chameau ». A l’enthousiasme, succédaient des crises de nostalgie. « Ah nos belle villes propres et l’hiver. Les manchons de fourrure. Que sont devenus mes habits de satin noir ? Demande-le à maman. Les conversations avec mes amies ne me manquent pas du tout. Donne-leur le bonjour, à toutes. » J’ai regardé mes habits et j’ai arrêté de me laisser entraîner par les souvenirs. Dans peu de temps, j’allais lui parler et l’embrasser, nous allions reprendre nos querelles et nos confidences. Ma veste et mes pantalons étaient froissés, altérés par la sueur de la fuite. Je me suis déshabillé et j’ai tout jeté par terre. J’ouvris la besace faite par mes amis et je me suis habillé avec ce qui me tomba sous la main. Avant de sortir, j’ai regardé la mer par le hublot et je l’ai salué à la manière de mes camarades de cours. Deux doigts sur le front et un « à très vite ». J’ai claqué la porte de la cabine et je me suis retrouvé sur le pont avec l’air qui brossait mes cheveux. J’ai relevé le col de ma veste et j’ai rejoint le salon de première classe. Quand je suis arrivé, le comte de Malinverno était debout et ses amis étaient assis. Je compris immédiatement qu’il était le chef de l’expédition. Son visage exprimait une autorité héritée de sa naissance et le port d’une classe supérieure. J’étais issu d’une classe de commerçants et j’avais vécu comme mon père et mon grand-père dans l’aisance. Mais ce quelque chose qui distingue les aristocrates, mélange d’assurance et de discrétion, seuls mes amis d’ascendance noble, le possédaient. Et elle le possédait, elle, Vittoria. Le dernier soir om nous nous étions vus, elle portait une robe bleue avec un corselet ajouré et au cou, elle avait un rang de perles qui s’estompait dans la pâleur et la douceur de sa chair blanche, les bras nus des épaules au coude. La regarder me communiquait une crainte dominée par le désir de la posséder. « Viendrez-vous avec nous à Harar ? » me demanda gentiment le comte de Malinverno. N’ayant pratiquement jamais entendu le nom de ce pays, je claquais les talons comme un officier et je répondis ; « Je vous remercie, mais je ne peux pas. Ma sœur m’attend à Aden. Peut-être plus tard. » Les yeux de Florence Le commandant Morelli me présenta les voyageurs. Deux jeunes gens du même âge que moi, Roberto Semprini et Carlo Tassinari accompagnaient le comte. Quand celui-ci me les présenta, j’eus l’impression qu’il s’agissait de deux frères : ils avaient la même coupe de cheveux, une ligne nette et longue pour séparer les pensées, les favoris très courts et moustaches noires extraordinairement identiques et épaisses au point de rappeler les buis les plus sauvages de la maison de Vittoria, que les nombreuses tailles des jardiniers n’avaient pas rendus plus dociles car ils poussaient toujours dans des directions non souhaitées. Ils avaient le front bas et recouverts par une mèche laquée et ferme qui semblait obéir à un désir d’ordre en contraste avec le caractère aventureux dont témoignaient leurs conversations. Le nez proéminent et aquilin tombait sur leurs moustaches, pendu à deux sourcils et des yeux sombres et ronds comme la nuit. Malgré tous ses traits décidés et sombres, qui faisaient penser à des caractères coriaces, aptes à prendre des risques, leurs yeux étaient pleins d’une douceur extraordinaire et d’une innocence enfantine. Ils avaient un regard qui, en contraste avec les explorations et les risques déjà traversés dans une précédente expédition qui les avaient rendus célèbres, dénonçaient en eux une stupeur sur les choses du monde, inattendue et inexplicable. J’ai pensé qu’ils étaient en réalité faibles, incapables de décisions soudaines, malgré un aspect volontaire de leur physique robuste et musclé. Ils avaient de longues conversations intimes, ordonnés comme deux écoliers, bien habillés avec leurs vestes aux revers courts, serrés sous la gorge par une chemise ras le cou sans cravate. Ils portaient toujours à l’épaule une longue vue dans une sacoche en cuir qui me semblait être une mode chez les explorateurs davantage qu’une véritable nécessité. En jouant aux cartes avec eux, et j’arrivais toujours à les faire perdre, je découvris qu’ils étaient dépourvus de cette intuition et de cette étincelle que l’on s’attend à trouver chez ceux qui laissent les lieux sûrs pour des terres désertes. Parmi les explorateurs, il y avait un anglais au comportement fier, qui proférait des phrases salaces chaque fois qu’on parlait des européens, mais réservé dans la conversation. Il s’appelait Edward Thurn, mais tout le monde l’appelait l’anglais, et les arabes, avec leur goût pour les surnoms qui saisissent les caractères physiques de chacun, l’avaient surnommé le lion fauve, parce qu’il avait les cheveux roux. Une barbe encadrait son visage réfléchi et sombre. J’hésitais à le classer dans la catégorie des hommes qui choisissent de devenir missionnaires, car rebelles aux conventions et au pouvoir même qui les avait consacrés, ou parmi les animaux indomptables. Il y avait en lui une sauvagerie qui m’intriguait et me remplissait de désir de comprendre ses pensées les plus secrètes, comme s’il était le seul, parmi tous ceux qui voyageaient sur le navire, qui avait réussi à donner une épaisseur au merveilleux de ce pays obscur vers lequel nous naviguions. Edward me séduisait sans relâche avec ses plaisanteries ironiques. Je lui serrai la main avec une ardeur pleine de curiosité de le connaître. Il portait des chemises sombres, à carreaux, et un gilet aux grandes poches toujours boutonnées. Il avait une authentique obsession pour tout ce qui était oriental. Il connaissait vingt langues, en plus de l’arabe. Il voyageait avec peu de bagages. Je découvris plus tard que son seul souci était de manquer de papier pour écrire. Il prenait des notes sur tous ses voyages dans de très précieux carnets d’où il tirait des articles pour les journaux. Il craignait, me dit-il, que sa mémoire malmenée par les désagréments du voyage, ne lui fasse défaut. Après le repas il s’assit à côté de moi et sortit confidentiellement d’un agenda en crocodile usé une photo qui m’a donné de précieux renseignements sur lui. Sur un fond pierreux et aride, d’une contrée inconnue, enveloppé dans un manteau de peau de lion et avec un étrange béret sur la tête. Il n’était ni élégant ni beau (il avait de terribles oreilles décollées) mais il avait un regard pénétrant de rapace. Quelqu’un avait écrit : « Portait de l’explorateur ». Il riait avec amusement en me la montrant. Je sentis dans le fait de s’exhiber devant un italien une ironie qui me le rendit définitivement ami. Et je sus instinctivement qu’il n’était pas fasciné par le fait de devenir célèbre ou par l’envie de mener des explorations à caractère économique ou diplomatique. Ce qui l’intéressait sérieusement c’était de connaître les gens, de savoir comment ils vivaient et qui ils étaient. Il disait que nous ne devions pas les appeler nègres, en les reléguant à un rang inférieur, comme je l’avais souvent entendu dire en Italie. Mais étant donné qu’il aimait la provocation, il avait l’habitude à nos compagnons de voyage : « L’Abyssinie est un pays barbare gouverné par le caprice et la violence. » Personne ne relevait la provocation, pas même le comte Malinverno, malgré le fait qu’il avait une tout autre opinion, mélangée à des intérêts politiques comme je l’appris beaucoup plus tard. A table, était assis un obscur commerçant. Il dit simplement qu’il s’appelait Erminio Gallieni et qu’il allait rejoindre son frère Enrico emprisonné par le gouverneur d’Harar pour des raisons d’impôts et dont il était sans nouvelle depuis plus d’un an. Il avait trente-six ans et un physique de provincial sanguin. Il était de taille moyenne et un peu enveloppé. S’il n’avait pas eu des moustaches, on aurait pu le prendre pour un curé de campagne. Il portait une veste étrange à la coupe militaire, fermée par une rigoureuse rangée de boutons. Il n’était pas du tout débonnaire comme son physique aurait pu le laisser supposer. Il révéla un caractère sombre et fermé. Malgré leur différence, une chose unissait tous ses personnages : une seule destination désirée. Et cela me sembla extraordinaire. Ils avaient un rêve en commun. Ils voulaient rejoindre le paradis de l’Afrique, la terre de Harar, une province entourée de mystère et de sauvagerie. Harar, province reculée, Harar, la terre qui allait ouvrir à l’Italie des horizons inespérés. « Le laboratoire où se manifestent toutes les affaires d’Etat qui ont une relation avec les puissances étrangères » disait l’anglais. Harar, le creuset des bavardages européens en Afrique. Harar comme une place de bourgade italienne, Harar La Rome de l’Ethiopie. Harar, proche et lointaine, prenait les vices du monde occidental pour en faire des dessins alambiqués, en les livrant à une complexité de significations dans lesquelles il était nécessaire de se perdre pour se retrouver soi même. Notre premier repas fut consommé sans saveurs, pris comme nous l’étions à faire connaissance et mes compagnons de voyage par le besoin d’attraper l’Afrique dans les mots qui se répandaient à la lumière de la lampe à huile, brûlés eux aussi par le feu de l’excitation et par le désir de ces hommes de se retrouver loin de leur patrie, par leur rêve de se régénérer dans une terre considérée comme sauvage. Tout était symbolique et lointain dans leurs échanges animés. J’étais moi aussi dépaysé de me trouver au milieu d’eux, moi qui n’avais jamais eu de doutes sur mon bonheur, dans les échauffourées avec mes amis, dans les défis entre camarades, dans mon bien-être parmi les gens que je connaissais. J’étais sur ce navire la proie de nouvelles émotions. Le souvenir de Pise et Livourne et de la maison paternelle se dissolvait pour laisser place à un autre pays. Dans le silence, que seuls les lieux vides de l’excitation humaine savent engendrer, j’imaginais des forêts et des fleuves et des cœurs sauvages, j’en sentais les odeurs et les couleurs. Edward saisit, dans le brouhaha de la conversation de tous, des phrases qui tombaient l’une sur l’autre, mon être égaré. Il ouvrit un livre et lut lentement : « A quoi bon se soucier des lunes qui périssent et du ciel qui tourne ? C’est comme mesurer des milliers de pas sur la peau changeante de la mer ». C’était une recherche désespérée de sens, une recherche spasmodique de l’ailleurs dans laquelle j’étais au départ tombé à contrecœur. Maintenant je ressentais la nécessité de donner un autre sens à ma fuite. Mon esprit, après le duel, était en train de se désagréger dans une arabesque aventureuse, à savoir dans le labyrinthe de mon cœur. Je me laissais prendre par toutes les sensations intenses que cette compagnie savait susciter en moi, en me faisant imaginer l’Afrique comme l’unique aventure qui vaille la peine d’être vécue. Je fus immergé dans une Afrique qui se dessinait comme pure et non contaminée, dépouillée de tout et dans le silence, incendiée par une nouvelle vie que je pourrais posséder comme une légende. J’étais en train d’entrer dans une aventure chevaleresque, surpris d’avoir abandonné en un battement d’aile de goéland, la sécurité et la douceur de ma ville. Ce fut à ce moment-là qu’entra Florence. La tablée se tut, intimidée par sa silhouette élancée et imposante. Sa démarche était celle d’un jeune animal timide. Mais ses cheveux longs, retenus en un volumineux chignon sur la nuque, lui conféraient une sévérité mûre qui se conciliait difficilement avec la sensualité qui émanait d’elle. Un ordre parfait régnait dans son visage si gracieux qu’il altérait la force de son physique. La raie centrale divisait sévèrement sa coiffure, signe d’un caractère décidé, qui s’affinait et se perdait dans deux petites oreilles ornées de boucles en or. Elle avait un visage doux, de longs sourcils fournis qui racontaient une puissante profondeur de pensée. Une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou emprisonnait sa poitrine généreuse. Elle s’assit à table et commença à manger silencieusement. Le lion fauve s’approcha d’elle et commença à lui murmurer quelque chose. A la manière dont il se parlait, je compris qu’elle était sa compagne. La tablée reprit la conversation et continua avec le dessert et le café noir, bouillant et abondant qui marqua notre rencontre. Je ne cessais pas d’observer Florence, le blanc de sa robe et sa pâleur ; j’étais étonné par sa présence au milieu de ces hommes qui allaient risquer leur vie. D’une nature gracieuse mais non faible pour autant, Florence résumait la douceur des paysannes de mon enfance et la pauvreté assaisonnée de formes abondantes et fermes, féminines au niveau des seins et des cuisses. Son entrée diffusa sans l’air un sens de sureté et un désir de tendresse. J’ai eu la nostalgie de ma mère et des femmes qui avaient veillé sur mon enfance, et en même temps je ressentis un frémissement de désir comme si cette pensée n’était plus seulement pour ma mère, mais pour un sens obscur de la vie. Florence était en plus d’une sévérité qui m’effrayait. Quand elle tourna la tête pour demander de l’eau et que le commandant lui offrit du vin, ses yeux tombèrent sur nous comme ceux d’une créature étrangère et perdue dans le souvenir de paysages déserts où ses vêtements sévères d’anglaise de bonne famille s’envolaient en se perdant au milieu des dunes. Après le déjeuner Florence conversa avec le commandant dans un italien riche d’inflexions anglaises. Le lion fauve s’assit à mes côtés. Je ne l’écoutais pas, je voyais Florence et son profil ; son discours, ses mains posées sur son ventre ; son visage noble et sévère suggérait des pensées qui couraient au-delà de la proue du navire, qui se croisaient dans les vagues, et se perdaient en pleine mer. Dans mon esprit Florence était une inexplicable présence féminine dans une société constituée d’hommes ; nous étions si troublés par son naturel que nous n’osâmes pas l’aborder tout de suite. L’éclosion d’une sensualité qui avait un parfum de sel de mer et de caresses nocturnes, planait sur nous. Je craignais qu’elle lise en moi, aussi ai-je baissé les yeux avec pudeur, en feignant d’écouter mon ami. Pendant un instant, le passé se raviva et Edward me parla à voix basse. « Quand je l’ai rencontrée, elle traversait une mauvaise passe. Je l’ai sauvée en l’achetant à une vente aux enchères d’esclaves. » Edward me séduisait avec son histoire sur Florence. Quand j’eus le courage de poser mon regard sur la belle anglaise courageuse, je compris tout. Elle avait jeté sa supériorité de femme européenne. Son être était sauvage, son âme était immergée dans la négritude avec un plaisir et une sérénité dont nous étions envieux. Les autres aussi avaient perçu le parfum qui émanait de Florence et nous fûmes galants et respectueux, comme si elle s’était emparée de nos âmes. Je l’imaginais en train de soulever ses jupes sévères pour franchir des confins éloignés, des lacs, des fleuves et des déserts caillouteux. Dans un papillonnage de ma fantaisie je ne cessais pas de l’imaginer entourée par une foule d’attentions aimables que tous les hommes devaient lui prodiguer, les jambes découvertes, impudiques et bien faites. Et Florence, comme une reine, continuait son chemin en les laissant dans la poussière. Les paroles d’Edward se perdaient dans la rumeur du navire pour enrichir l’idée romantique d’exploratrice que je m’étais faite d’elle et qui ne se démentit pas au cours du voyage. J’avais devant moi une déesse couronnée de l’Afrique. Les sauvages devinrent à partir de ce moment-là, un monde fantasmagorique que je voulais moi aussi rencontrer, puisqu’ils étaient capables de modeler une femme, je désirais qu’ils provoquent une mutation en moi aussi. Je suivis depuis lors Edward, car je voulais absorber des pensées et des projets de son être. Il cédait avec tendresse à mon insistance, en ayant pour moi des gentillesses qu’il n’avait avec personne d’autre. Dans les ruelles du Caire Il faisait froid et nous nous couvrîmes avec des chandails en flanelle. L’anglais avait mis sur sa tête un petit turban d’un rouge si éclatant qu’il coloriait tout alentour. Au fur et à mesure que nous avancions dans le voyage il assumait un aspect délicieusement oriental. Il s’adaptait avec des mouvements lents et élégants qui lui étaient naturels. Je passais mes journées à contempler la chaîne des dunes de sable, qui scandaient régulièrement la côte. Des carcasses de chameaux dévorés par des chacals, avec des boyaux noircis et des museaux momifiés et séculaires, regardaient vers le ciel qui avait pris l’aspect de l’or fondu et laissait à terre le sable du désert, sombre et brillant comme de l’encre. Avant d’entrer dans le canal de Suez, nous décidâmes de visiter Le Caire et nous y allâmes en barque sur le Nil, car le voyage à cheval aurait été trop pénible. L’Orient dans la lumière argentée pleuvait sur la mer. Sur les rivages la lumière dessinait des chameaux et des arabes en train de pêcher. Ma pensée allait vers les idées fixes de mon père qui ne parlait que de Verdi, le musicien qui savait enchanter les foules. Edward aussi se laissa aller pour la première fois à l’émotion et un soir, à la lueur de la lune froide et éternelle, dominant les minarets, nous chantâmes les notes palpitantes offertes par la mémoire. Nous étions des voyageurs à la découverte de l’Orient, entraînés dans la lumière liquide qui semblait à la fois pénétrer la surface des eaux et exhaler l’hymne triomphal du peuple qui disait « Ritorna vincitor ». Nous passâmes la nuit dans le sentiment d’Aida. Nos cœurs battirent à l’unisson à la pensée de cette triomphante Aida représentée des années auparavant dans le splendide théâtre du Caire. Au Caire, le pacha nous invita à une réception. Le conte dit qu’il pouvait me prêter des vêtements plus appropriés et il insista tellement que je fus contraint d’accepter. Je mis une redingote noire, avec plastron blanc et des escarpins vernis, comme si j’avais dû rencontrer le premier ministre. Edward portait une grande chemise nubienne en coton blanc, garnie de ruban et le tarbuch, un petit béret rouge avec un pompon de soie, qui se découpait contre le bleu du ciel comme un soleil rougeoyant. Nous fûmes accompagnés par un drogman qui fit office de guide touristique et d’interprète. Il se battait avec tous les arabes qui lui adressaient la parole, ses yeux s’embrasaient et il pâlissait de rage en nous faisant craindre le pire. Il nous fit monter sur des petits ânes et passer dans des ruelles très étroites, où chacun allait au petit trot. On criait, on se rangeait de côté et on se heurtait sans que rien de grave ne se produise et enfin comme dans un manège on se dépassait. Tandis que je m’abandonnais à la chevauchée, mon ouïe devenait plus intense. Les chacals jappaient entre les tas de sable. Les éperviers planaient sur les minarets aux pierres usées comme des lambeaux de chiffons. Nous entrâmes dans une cour entourée d’écuries, puis dans un petit jardin planté de palmiers et de bananiers. Différents secrétaires, intendants et maîtres de cérémonie aux manières élégantes nous introduisirent dans une antichambre où apparut le pacha. Il était grand et mince, vêtu à l’européenne, avec un fez sur la tête. Il nous serra la main en la baisant et en portant la sienne à son front avant et après avoir touché la nôtre. Il nous invita à monter. Nous empruntâmes un escalier en mauvais état qui donnait sur une fenêtre décorée d’arabesques et nous arrivâmes dans une pièce somptueuse, décorée de tapis et de rideaux en perles avec de grands coffres contre les murs recouverts de tentures qui touchaient le sol. Au fond de la salle j’aperçus un lit en ambre et pierres précieuses posé sur quatre pieds en bois de cyprès. Le lit était encadré par les voiles d’une moustiquaire en satin rouge fermée par des perles grosses comme des noisettes. Nous fûmes priés d’entrer et nous nous assîmes sur des divans recouverts de damas jaune. Certains serviteurs allumèrent des petits lampions, après avoir pris soin de disposer dans la cire des grains d’ambre et des brins d’aloès qui parfumèrent la pièce. Nous passâmes à table. Deux serviteurs à la porte scrutaient sans arrêt le pacha, prêt à deviner chaque signe de leur maître. Un serviteur entra avec un plateau, trois ou quatre autres s’approchèrent de lui et prirent chacun une petite tasse. Les serviteurs nous versèrent un liquide d’une amphore et nous l’offrirent en se penchant et en tenant leur main gauche sur la poitrine. Nous bûmes une décoction assaisonnée de cannelle et de poivre en abondance. Un serviteur arpenta la pièce avec une cuvette et une amphore en métal afin que nous puissions nous laver les mains. Alors commencèrent nos libations. Sur des tabourets furent déposés des plateaux avec des plats de semoule, du lait coagulé, du fromage, des olives, des caramels, des conserves, des gâteaux et des morceaux de pains. Nous quittâmes la maison avec la lune haute sur les minarets qui dessinait les ombres avec précision. Il était déjà tard et c’était notre dernière nuit au Caire. Avec l’anglais, nous décidâmes de ne pas aller dormir ; nous conduisîmes nos ânes le long des édifices blancs, rendus encore plus diaphanes par la lune, et nous continuâmes vers l’extérieur de la ville. La lumière nocturne tombait sur les toits en terrasse en les purifiant de toute saleté et en les blanchissant. Les murs emprisonnaient au rez-de-chaussée les jardins à ciel ouvert. Les ruelles devinrent plus larges, en nous laissant nous glisser dans la médina, loin des mosquées, de leur prosternation et des prières que des voix secrètes murmuraient sans arrêt à chaque coin du souk. Le désert s’offrait à nos sentiments avant qu’à notre vue. Je sentis à nouveau japper les chacals et au bout d’un moment je les vis galoper et leurs ombres fines se découpaient contre les monticules de sable, fuyant dans le néant de la nuit. Nous étions perdus dans le labyrinthe de la médina comme dans l’utérus d’une femme qui nous aurait pris avec ardeur. Matière et rêve se mélangeaient tandis que nous avancions sur nos petits ânes. Je fermai les yeux et je me laissais aller au vertige que ce lieu me procurait. Dans l’obscurité j’aperçus des éclairs d’yeux féminins derrière des grillages décorés d’arabesques caressés par des voiles sombres. En moi dansaient les notes des valses de Chopin, délicats papillons nocturnes perdus dans des circonvolutions vives et effrontées parfois cérémonieuses dans la solennité de cette nuit. Les valses que j’avais dansées étaient maintenant des rayons de lumière effilés qui me transperçaient de nostalgie dans l’obscurité dévorante du Caire. La voix du piano guidait mes émotions dans un ciel ouvert qui se faisait prendre par la terre pour s’enfoncer dans le labyrinthe de la médina. Se perdre dans les ruelles qui semblaient sans issue était beau. Le pas toujours plus lent des sabots des petits ânes sur le pavé des petites rues éclaira le désert proche des couleurs de la lumière. Leur bruit embrasa le jour, qui entra dans la médina vêtu d’indigo, de rose et de bleu en se colorant peu à peu d’un rouge flamboyant. Le jour chassait la nuit et les chacals hurlaient vers le ciel une douleur humaine. Les derniers éperviers dormant sur les minarets blanchis par leurs excréments, se mettaient à voler sollicités par l’arrivée du soleil. L’Orient commençait au Caire et se montrait stupéfait d’être chaque jour sur cette terre de prière et de sensualité. Epuisés par tant de beauté, nous avançâmes dans ces ruelles en respectant la lenteur de ce paysage qui se déployait derrière nous dans son éternité. Nous laissâmes les lambeaux du désert pour reprendre les ruelles tortueuses et secrètes. Nous arrivâmes dans le souk qui frémissait déjà de premières tractations avec un bourdonnement encore léger et voilé par les sons de tambours et de flûtes. Une jeune femme dansait, les cheveux dénoués et trempés. Elle s’effondra à mon passage comme frappée par un coup de hache. La cause en fut peut-être le souvenir de cette danse qui l’avait possédée toute la nuit. Ses membres furent abandonnés à terre et presque morts dans le repos qui finalement la dominait. Autour, le marché agitait sa ferveur comme un flambeau d’espoir.



Link